Financer des chercheurs d’excellence pour les entreprises grâce aux projets européens MSCA-IF : retour d’expérience d’Elvesys
Guilhem Velvé Casquillas est titulaire d’un doctorat en physique et fondateur (entre autres) de Elvesys Microfluidics Innovation Center, entreprise spécialisée en microfluidique. Il a accepté de répondre à nos questions pour partager son expérience des projets européens, en particulier les bourses individuelles des actions Marie Sklodowska Curie (MSCA-IF).
Interview réalisée le 7 avril 2020, par Christine Bachelin (Relations Entreprises) et Bérénice Kimpe (International).
Bonjour Guilhem. L’innovation tient un rôle important pour vous et sous-tend le développement d’Elvesys. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai toujours été convaincu par le fait que la science participait à l’avancée de l’humanité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai choisi de faire un doctorat. Cependant, mon expérience académique s’est révélée insatisfaisante, malgré mes publications : l’environnement dans lequel j’étais ne me permettait pas de faire avancer concrètement la science comme je me l’étais imaginé. J’ai alors choisi de m’orienter vers une recherche très appliquée en créant une société spécialisée dans la microfluidique.
L’idée de base, pour mes associés et moi, était d’apporter la microfluidique au monde, non pas dans un objectif de recherche car les techniques étaient déjà là, mais plutôt dans un objectif d’innovation, en répondant à la question suivante : en quoi la microfluidique répond-elle à un besoin du marché ? C’est cette prise avec le marché, avec les clients qui fait la différence entre la recherche et l’innovation.
L’innovation chez nous, c’est identifier un problème important, rencontré par un marché, et y apporter la solution technologique la plus simple possible et le plus rapidement possible : un contact marché rapide vous permet d’identifier des besoins auxquels vous allez pouvoir répondre rapidement. La clé est dans la rapidité d’exécution et non dans la recherche d’un produit parfait, puisque votre objectif est d’être le plus rapidement possible en contact avec les utilisateurs finaux afin de pouvoir adapter une technologie en temps réel et en situation réelle. Cela permet entre autre d’être rentable le plus rapidement possible. Pour les docteurs, cela signifie qu’ils doivent désapprendre ce qui les a fait réussir en recherche, c'est-à-dire se préparer longtemps avant d’agir, avoir des résultats parfaits avant de les rendre publics. C’est d’ailleurs cette capacité à changer d’état d’esprit que nous recherchons lorsque nous recrutons des docteurs. Ces derniers représentent un peu plus de la moitié de nos effectifs, avec environ trois-quarts de chercheurs internationaux.
Jusqu’à récemment, notre développement était basé sur du « serial entrepreneuriat » puisque chaque nouvelle application réussie d’une technique était le point de départ d’une nouvelle entreprise. Désormais, nous continuons à développer de nouvelles applications mais au lieu d’en faire des entreprises, nous les gérons en interne sous la forme de business units.
En lisant certaines statistiques sur les financements européens accordés aux entreprises en France, Elvesys fait partie des principaux bénéficiaires. Contrairement à d’autres structures qui redoutent les difficultés administratives ou les lourdeurs dans la gestion, vous ne semblez pas frileux sur le dépôt de projets européens. Pouvez-vous nous préciser quels avantages vous y voyez ?
Il faut tout d’abord préciser que les démarches administratives et la gestion de projets européens ont été grandement simplifiées ces dernières années notamment depuis le programme H2020. De nombreux guides très détaillés sont disponibles pour faciliter le dépôt et le suivi des projets. Sans compter la présence des points de contact nationaux qui peuvent aussi vous aider dans vos démarches et qui mettent à disposition de nombreux outils didactiques.
Nous avons décidé de nous positionner sur les projets européens pour deux raisons majeures : les financements disponibles et l’accès à un vivier de talents internationaux. Au total, nous avons une trentaine de projets européens en cours chez nous.
Les MSCA-IF sont très avantageux pour nous car c’est un dispositif qui finance à 100% le salaire du chercheur ainsi que les coûts indirects (par ex. les frais de management et de structure) et directs (par ex. achat et utilisation d’équipement). Le salaire ainsi proposé aux chercheurs est très attractif, ce qui nous permet de leur offrir de très bonnes conditions de travail et ainsi d’attirer les meilleurs. Actuellement, nous accueillons une jeune chercheuse qui est passée par le MIT et l’Imperial College London.
Il faut souligner que les MSCA-IF sont soumis à une règle de mobilité : les chercheurs accueillis chez nous dans le cadre de ce programme ne doivent pas avoir passé plus de 36 mois en France au cours des 5 dernières années. Ce qui signifie que nous devons sourcer hors France : nous recevons en moyenne tous les ans environ 300 candidatures pour ce type de projet, dont les trois-quarts proviennent de l’UE. Le fait d’être basé à Paris facilite la tâche, ce qui n’est peut-être pas le cas quand une entreprise est localisée dans de plus petites villes ou des régions moins connues.
Chez nous, les programmes IF sont d’une durée de deux ans. Nous nous servons de ces deux années pour acculturer les jeunes chercheurs à notre culture professionnelle et si au bout des deux ans, nous constatons que le binôme chercheur-Elvesys fonctionne bien, nous pouvons leur proposer de continuer avec nous. De la même manière qu’un stage facilite l’identification d’un futur doctorant pour une entreprise, les IF nous servent à identifier de futurs collaborateurs.
Si on sort du cadre MSCA-IF, nous sommes également impliqués sur d’autres projets qui ne sont pas liés à des bourses ou des programmes d’échange. Des projets type RIA (Research and Innovation Action) nous permettent de recevoir un montant avec lequel nous développons un nouveau produit ou une nouvelle technologie directement commercialisable par notre entreprise et utile au consortium. L’intérêt est double : répondre aux besoins du consortium et développer un nouveau produit qui aura été testé par les chercheurs du consortium, les chercheurs étant nos principaux clients.
Nous venons d’évoquer les avantages du programme pour une entreprise comme la vôtre. Quel impact votre participation aux programmes européens a-t-elle eu sur votre développement ?
Le mécanisme proposé par l’UE est assez unique dans le monde. Il vous permet en quelques sorte de réaliser l’équivalent d’une levée de fonds non dilutive pour lancer des projets de R&D à fort impact, dès lors que vous avez des idées et des équipes qui fonctionnent bien. Une fois que vous avez obtenu ce genre de financement et des résultats, il est plus aisé ensuite d’aller chercher des montants plus importants et poursuivre votre développement.
Les projets européens impliquent des projets collaboratifs, multi-partenariaux et internationaux. Comment se gèrent les relations et les responsabilités de chacun des partenaires ?
Vous avez d’un côté le coordinateur, et de l’autre les partenaires, académiques et industriels.
Le coordinateur est celui qui a identifié un problème à résoudre dans son domaine et qui va aller chercher des partenaires pour compléter son expertise. C’est lui qui va monter le consortium et coordonner la rédaction du proposal. Sa principale responsabilité est de s’assurer que chaque partenaire réalise les livrables qu’il s’est engagé à donner dans le budget et les délais impartis. En cas de retard ou d’imprévus, c’est lui qui ré-oriente éventuellement le projet pour atteindre les objectifs détaillés dans le grant agreement. C’est également lui qui assure la gestion administrative et financière du projet : il joue le rôle d’interface unique entre les partenaires et la Commission Européenne représentée par le project officer.
Ce rôle demande un investissement beaucoup plus important que celui d’un partenaire. Nous avons donc fait le choix de ne pas nous positionner comme coordinateur mais uniquement comme partenaire. Cela nous permet de choisir ce sur quoi nous souhaitons réellement travailler et de ne pas être impacté par les éventuels retards des autres partenaires.
Il y a un point que je souhaite souligner concernant la constitution des consortia européens : les partenaires académiques et industriels doivent s’entendre et se comprendre. Il est clair pour nous que la recherche est réalisée par les laboratoires publics et l’innovation et l’ingénierie par les entreprises, et non l’inverse.
Vous vous positionnez donc comme partenaire. Cela veut dire que vous devez intégrer des consortia. Comment faites-vous pour les identifier ?
Nous avons la chance d’être sur un domaine qui n’est pas surreprésenté et d’être très bien référencé. Pour celles et ceux qui n’ont pas cette chance, il faudra adopter une démarche proactive. Je peux simplement conseiller à ces entreprises de s’inscrire sur le portail de l’UE et de faire connaître leurs services via la fonctionnalité « partner search ».
Venons-en maintenant au montage du projet MSCA-IF et son calendrier. Comment vous organisez-vous ?
L’appel MSCA-IF est publié une fois par an, en avril, avec une date limite de dépôt fixée en septembre. La réponse de l’UE arrive au plus tard 6 mois après le dépôt et le projet peut commencer en quelques mois à peine, sous réserve d’avoir réglé les démarches relatives au visa[1].
Nous ouvrons les candidatures à partir d’avril ou mai et nous commençons à sélectionner les candidats, sur la base de filtres spécifiques à l’UE et de filtres qui nous sont propres :
- l’UE ne finance que des projets portés par des chercheurs d’excellence, c'est à-dire avec des publications dans des journaux à facteur d’impact élevé ou avec un grand nombre de publications. Même si ces critères ne sont pas forcément ceux que nous recherchons quand nous recrutons, nous devons en tenir compte pour éviter toute perte de temps. Si le candidat ne correspond pas à ce critère, il n’a aucune chance d’être financé donc nous l’éliminons.
- nous appliquons ensuite notre filtre afin d’identifier les chercheurs qui ont envie de se lancer dans l’innovation et envie d’apprendre.
Une fois que les candidats sont sélectionnés, nous leur envoyons ensuite une liste de projets à 5 ans, pour qu’ils se positionnent sur l’un d’entre eux et rédigent le proposal sur cette base. Il nous arrive aussi d’avoir des candidatures spontanées mais c’est quelque chose que nous commençons à réduire, car ces candidats ont tendance à vouloir poursuivre leurs travaux de recherche et le changement d’état d’esprit, à savoir passer de la recherche à l’innovation, sera plus dur s’ils continuent sur leur thématique de recherche.
Il est important de souligner que c’est le chercheur qui rédige, nous ne sommes là que pour l’aider à optimiser sa demande. La demande de financement ne doit pas excéder 10 pages.
Enfin, le processus étant très sélectif, nous essayons d’avoir 4 à 5 projets par profil recherché pour en obtenir au moins un.
Vous êtes désormais un expert dans la rédaction de projets européens, avec près d’une trentaine de projets en cours actuellement. Quels conseils pourriez-vous donner pour la rédaction du proposal ? Quel est le temps moyen consacré à la rédaction ?
Je me suis lancé seul dans cette aventure au départ. J’ai passé un mois pour identifier les appels auxquels je pouvais répondre et consacré 3 mois à la rédaction de 20 projets. C’est comme cela que j’ai acquis mon expérience et mis au point une méthode que les futurs IF accueillis chez Elvesys suivent.
Mon premier conseil est d’aller au plus simple. Clarté et concision facilitent la lecture et la compréhension du projet : mieux vaut trois bons arguments solides que 3 bons et 3 moyens qui seront contestables et sujet à discussion.
Ensuite, il ne faut pas oublier que l’UE finance uniquement des projets qui servent ses objectifs. Vous devez absolument lire attentivement le cahier des charges, bien le comprendre et démontrer en quoi votre projet y répond, et non en quoi ce projet vous ferait plaisir. L’UE vous fournit un cadre très clair : suivez-le !
Cependant, suivre le cadre général ne doit pas vous empêcher de proposer des choses innovantes. Si vous proposez les mêmes choses que les autres, vous obtiendrez une note moyenne et les projets moyens ne sont pas financés. Si on prend l’exemple de la dissémination du projet : la participation à des conférence scientifiques est extrêmement classique, la participation à un TED l’est moins.
Pour les MSCA-IF, il nous parait essentiel de structurer des projets de développement, pour lesquels des produits sortiront et à partir desquels on pourra lancer vers la fin une recherche sur les autres applications possibles.
Enfin, à propos du temps consacré à la rédaction, tout va dépendre du projet auquel vous répondez et de votre rôle. Mais pour des projets MSCA-IF, nous avons pu constater un temps moyen de deux mois, avec plusieurs allers-retours entre le chercheur et nous.
Vous avez expliqué que pour un projet MSCA-IF, il pouvait se passer un an ou plus entre le moment où des candidats se manifestent et le début du projet. Certains projets sont-ils plus adaptés que d’autres à ce type de financement ? Y’a-t-il un risque de perdre les très bons candidats que vous avez identifiés ?
Oui, clairement. Le timing proposé par ce programme ne correspond pas au timing de l’entrepreneuriat, nos cycles sont en effet beaucoup plus courts. C’est pourquoi les projets que nous développons avec des IF ne sont pas vitaux pour notre activité. Ce sont des projets « en plus », en stand-by dans l’attente de ressources humaines supplémentaires, ce que nous donne le programme MSCA-IF.
Les candidats sont toujours en poste (postdoctorat) au moment où ils nous contactent. Ils anticipent leur prochain contrat et c’est ce qui explique que nous ne perdons que très peu de candidats dans les 6 mois d’attente entre le dépôt du dossier et la réponse de la Commission Européenne.
Il est souvent question en France de renforcer les collaborations entre les entreprises et le monde académique. En quoi les projets européens contribuent-ils à ce renforcement ?
Depuis quelques années maintenant, la Commission Européenne fait en sorte de renforcer ces collaborations. Sur un call d’innovation, un consortium sans entreprises n’a presque aucune chance d’être financé : cela force donc les deux secteurs à travailler ensemble. Mais il reste compliqué pour un laboratoire public de démarcher une entreprise et il y a encore un travail à faire sur la compréhension mutuelle des deux secteurs : le temps de la recherche et ses incertitudes, les contraintes, les financements et leurs modalités…
L’UE a mis en place un système d’aide publique et d’accompagnement très efficace pour favoriser la recherche et l’innovation. Malheureusement, peu d’entreprises encore se saisissent de ces opportunités, entre autres par manque d’informations. Des initiatives, comme celle de l’ABG, pour promouvoir ces programmes européens et encourager une plus grande participation des entreprises peuvent contribuer à changer cela.
Merci Guilhem et à toute votre équipe !
Guilhem Velvé Casquillas est titulaire d’un doctorat en physique et fondateur (entre autres) de Elvesys Microfluidics Innovation Center, entreprise spécialisée en microfluidique. Détestant la routine et passionné par l’innovation, il voit dans les projets européens un très bon mécanisme pour booster la capacité d’innovation des entreprises. Un mécanisme qui, selon lui, ne profite pas à suffisamment d’entreprises et qu’il souhaite promouvoir. Il a accepté de répondre à nos questions pour partager son expérience des projets européens, en particulier les bourses individuelles des actions Marie Sklodowska Curie (MSCA-IF).
[1] A ce sujet, les entreprises peuvent demander un agrément pour bénéficier de la convention d’accueil permettant une procédure rapide et simplifiée d’obtention de visa : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid56284/accueil-en-france-des-scientifiques-etrangers.html
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