Pygmalion : ce que George Bernard Shaw nous apprend sur le management et le potentiel humain
Vincent Mignotte, directeur de l’ABG
En 1912, George Bernard Shaw écrivit une pièce de théâtre en cinq actes nommée Pygmalion. Elle formulait à la fois une critique de la société anglaise de l’époque, organisée en classes sociales séparées, et un plaidoyer pour un bon usage de la langue anglaise. Mais cette pièce, qui a inspiré la comédie musicale américaine My Fair Lady, est surtout à l’origine d’un concept très important pour quiconque éduque, forme, accompagne, encadre ou dirige d’autres personnes : l’effet Pygmalion.
Dans la légende antique, Pygmalion est un sculpteur chypriote, qui façonne une statue d’ivoire représentant une femme, Galatée, et en tombe amoureux. La déesse Aphrodite donne alors vie à la statue, que Pygmalion épouse1.
La pièce de George Bernard Shaw, quant à elle, met en scène une jeune femme bien vivante, Eliza Doolittle, qui vend des fleurs dans la rue à Covent Garden. Eliza n’a pas d’éducation, est négligée, parle avec un accent cockney épouvantable, et s’irrite facilement. S’abritant de la pluie, elle tombe sur deux gentlemen, le linguiste Henry Higgins et le colonel Pickering, de retour des Indes. Higgins va se vanter devant Pickering d’être capable de transformer la vendeuse de fleurs en duchesse en l’espace de six mois, en lui apprenant un usage distingué de la langue anglaise et de sa prononciation. Eliza va saisir cette opportunité avec intelligence et convaincre les deux hommes de l’éduquer.
Higgins se considère comme un scientifique. Pour lui Eliza est un sujet d’expérience. Il est rationnel à l’extrême, prompt à s’emporter et à jurer ; il accorde peu d’importance aux relations humaines et à la jeune fleuriste elle-même. Pickering, quant à lui, étudie les dialectes indiens en amateur, il n’est pas un expert, mais il fait preuve de davantage d’empathie que son compère.
Eliza progresse rapidement et les deux hommes peuvent finalement l’emmener dans la bonne société londonienne où elle séduit ses interlocuteurs par son franc-parler. Pourtant, Higgins et Pickering ont fini par se lasser de l’expérience et ils ne pensent même pas à la féliciter. Eliza, devenue une autre personne, aux manières élégantes, décide de les quitter. Elle indique même à Higgins qu’elle pourrait à son tour transmettre à d’autres ce qu’il lui a appris avec ses méthodes. Higgins, amer, déclare : « Je vous dis que j'ai créé cette chose à partir des feuilles de chou écrasées de Covent Garden ; et maintenant elle fait semblant de jouer à la lady avec moi. »
Eliza dit alors à Pickering : « […] c'est grâce à vous que j'ai appris de très bonnes manières ; et c'est ce qui fait d'une personne une dame, n'est-ce pas ? Vous voyez, c'était très difficile pour moi, avec l'exemple du professeur Higgins toujours devant moi. J'ai été élevée pour être comme lui, incapable de me contrôler, et utilisant un langage grossier à la moindre provocation. Et, si vous n'aviez pas été là, je n'aurais jamais su que les dames et les messieurs ne se comportent pas ainsi. »
Le premier enseignement de cette histoire, c’est donc que le professionnalisme du linguiste Henry Higgins n’était pas suffisant. Eliza ne pouvait pas devenir une dame simplement en apprenant à parler un anglais raffiné. Il lui fallait aussi apprendre, en prenant exemple sur Pickering, à maîtriser son attitude vis-à-vis des autres personnes. Dans notre dialecte d’aujourd’hui, nous dirions que Higgins a transmis à Eliza des « hard skills » et Pickering des « soft skills » !
Eliza déclare également : « […] Savez-vous ce qui a débuté ma véritable éducation ? Vous m’avez appelée Miss Doolittle le premier jour où je suis venue […]. C’est là que j’ai commencé à me respecter. […] Et il y avait une centaine de petites choses que vous n'avez jamais remarquées, parce qu'elles vous venaient naturellement. Des choses comme vous lever, enlever votre chapeau et m'ouvrir des portes… »
Et elle ajoute, au grand étonnement de Pickering : « Vous voyez […], la différence entre une lady et une fleuriste n’est pas dans son comportement mais dans la manière dont on la traite. Je serai toujours une fleuriste pour le Pr. Higgins car il me traite toujours comme une fleuriste et le fera toujours ; mais je sais que je peux être une lady pour vous car vous me traitez toujours comme une lady et le ferez toujours ».
Et voici donc le fameux « effet Pygmalion » : le fait de croire en la capacité d’une personne à réussir ce qu’elle a entrepris augmente sa probabilité de succès !
Vous me direz que tout ceci n’est qu’une aimable et désuète pièce de théâtre, et qu’il n’y a là aucun fondement scientifique. Et justement, dans les années 1960, deux chercheurs en psychologie sociale, Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, se sont présentés dans une école d’un quartier défavorisé de San Francisco, en prétendant réaliser une étude pour l’Université de Harvard. Ils ont fait passer aux élèves un test de quotient intellectuel (QI) puis ils ont fait croire à une erreur d’acheminement du courrier pour que les instituteurs tombent sur les résultats des tests. Mais entretemps, ils avaient faussé ces résultats. Pour 20% des enfants, le résultat du test était surévalué, laissant penser qu’ils étaient surdoués. Un an plus tard, Rosenthal et Jacobson ont de nouveau soumis les enfants à un test de QI. Et là, ils ont constaté que les 20% d’élèves faussement surévalués avaient amélioré leur performance au test de 5 à 25% ! C’était en fait l’attitude plus encourageante des instituteurs vis-à-vis de ces élèves qui avait provoqué ce résultat. L’effet Pygmalion est donc une prophétie auto-réalisatrice.2
Cette expérience a, depuis, été reproduite de nombreuses fois et les conditions d’apparition de l’effet Pygmalion dans l’enseignement ont été étudiées ; cet effet pourrait être plus prononcé chez les élèves les plus jeunes, ou ceux qui viennent d’arriver dans un nouvel établissement, en 6ème par exemple. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils n’ont pas encore une image claire de leur niveau scolaire dans ce nouvel environnement, et qu’ils vont donc être sensibles à l’évaluation portée par leur entourage. Bien évidemment, les situations réelles sont à chaque fois complexes mais il demeure que lorsque les attentes des enseignants vis-à-vis des élèves se fondent sur des critères erronés ou si elles sont trop rigides, elles peuvent induire des inégalités entre les élèves.3
Et le management, dans tout cela ? Les adultes au travail ne sont pas des enfants. Eh bien là aussi, l’effet Pygmalion existe4. Certains managers traitent leurs collaborateurs d’une manière qui les amène à être performants, tandis que d’autres conduisent leurs collaborateurs à rester en-deçà de leur potentiel. Ce n’est pas forcément parce qu’ils sont tâtillons, micro-managers ou autoritaires. Cela peut être plus subtil.
En effet, tout manager ou encadrant5 se forge une représentation des personnes qu’il encadre. Cette représentation contient les espoirs qu’il place dans ces personnes, ainsi que ses opinions ou préjugés relatifs à ces personnes. Par son attitude, le manager peut communiquer, consciemment ou inconsciemment, ces représentations à ses collaborateurs.
Ceux-ci ressentent, là aussi consciemment ou inconsciemment, les représentations de leur manager. Petit à petit, ils vont s’y adapter en se comportant en cohérence avec elles. Les personnes dans lesquelles des espérances élevées sont placées seront encouragées à réussir, auront à cœur de satisfaire ces attentes, et y parviendront, tandis que des personnes considérées comme peu performantes seront délaissées et finiront par échouer effectivement.
Si un manager place peu d’espérance dans un collaborateur, il lui est difficile de ne pas le laisser paraître. Le simple fait, par exemple, de rester silencieux ou indifférent vis-à-vis d’un collaborateur, ou de communiquer davantage avec ses pairs qu’avec lui, suffit à envoyer un message négatif. De même, assigner à une personne des objectifs qu’elle ne peut pas atteindre la conduira progressivement à ne plus se battre pour réussir, afin d’éviter la douleur de l’échec.
L’effet Pygmalion se montrait plus perceptible chez les enfants qui ne connaissaient pas leur niveau scolaire relativement aux autres élèves. Dans le monde du travail, les attentes des managers ont aussi un effet maximal auprès des jeunes collaborateurs. Puis au fil du temps, ceux-ci prennent conscience de leur niveau passé de performance, et leur image d’eux-mêmes se stabilise. Il devient alors plus difficile de les motiver au-delà de ce qu’ils pensent être capables de faire.
En d’autres termes, le jeune diplômé qui prend son premier emploi dans une organisation - ou le doctorant qui débarque dans un laboratoire - va être extrêmement sensible aux attentes de son superviseur. Pendant la première année, il va internaliser ces attentes, les résultats obtenus, la reconnaissance reçue. Cette première année est donc cruciale, elle peut véritablement lancer la carrière de la personne.
Nous voyons donc que le premier manager d’un nouvel arrivant aura une très grande influence sur la carrière de ce dernier. Plus ce manager sera assuré, capable de choisir les personnes de son équipe et conscient de sa capacité à les faire grandir, plus il transmettra sa confiance à ses collaborateurs et plus grandes seront leurs chances de réussite.
Alors comment, en pratique, peut-on enclencher un cercle vertueux pour stimuler la croissance de ses collaborateurs ? Donner des défis à relever, qui soient raisonnables (ni trop simples ni trop difficiles) mais d’intensité croissante, exprimer régulièrement des appréciations positives, apporter des marques de confiance et de considération, inciter à tirer des leçons profitables des échecs, offrir des opportunités de développement des compétences… La palette est large pour tout manager qui ambitionne de devenir à son tour un Colonel Pickering !
1. Ovide, Les métamorphoses, Livre X.
2. Rosenthal, R. & Jacobson, L.F., Teacher expectation for the disadvantaged, Scientific American 218, 4, 19-23 (1968)
3. Trouilloud, D. & Sarrazin, P., Les connaissances actuelles sur l’effet Pygmalion : processus, poids et modulateurs. Revue Française de Pédagogie 145, 89-119 (2003)
4. Sterling J. Livingston, Pygmalion in management. Harvard Business Review, Jan. 2003
5. Par souci de lisibilité, le masculin est utilisé à titre générique.
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